Cochon ! La sentence est puissante, et libère une tension ambiante entre les trois joueurs réunis. L’un d’entre eux, malheureux au calcul et au hasard, vient rejoindre le parc de son collègue, pour alimenter une lutte au long terme. Vous entrez dans une partie de Dominos, dont les subtilités accompagnent depuis nanni-nannan les quotidiens antillais.
Sa pratique répond à des codes populaires très précis et largement diffusés. Elle s’épanouit entre collègues, connaissances, au coeur des rassemblements et célébrations de famille.
La pratique sociale
L’arme n’est pas léthale : domino épais, résine dure et blanche, qui peut s’enrichir d’un poinçon de métal au centre pour en facilité la saisie. L’aire de jeu est balisée : un calendrier usé, une glacière gonflée, une table et sa toile cirée. L’important : que la surface puisse claquer fortement sous le double abattu. Les sens, tous, sont mobilisés : le domino s’attrape, se sélectionne avec confiance. Une main affirmée et expérimentée les saisira tous ensemble. Le son y est une institution : le fracas des pièces savamment mélangées avant tout début de partie. L’explosion de l’élément frappé à propos, pour libérer le jeu ou assurer la domination de l’un des compères. La parole qui vient asseoir le moment, et met en musique. Le regard est mobilisé aussi, pour vivement esquisser une stratégie, saisir d’un battement la main les potentialités de ses 7 pièces ramassées. Le goût et l’odorat s’agitent enfin, pour les amateurs, au moment d’agrémenter le temps suspendu d’un arôme de canne, de rhum et de citron mêlés au fond d’une timbale.
Un jalon hors du temps
Retrouvé en Chine, sans doute dérivé de dés indiens, le jeu parvient en Europe avant son entrée fracassante aux Antilles. Le principe est simple : déposer les pièces à la suite, en faisant toujours correspondre les chiffres de chaque bout de dominos mis en contact. Leur parcours donne est nébuleux, comme celui de nombreuses pratiques populaires admises au rang de coutume. L’on suppose cependant que des tables coloniales cossues, le loisir aurait perlé jusqu’aux débits de la régie et aux lieux de la sociabilité rurale ou de quartier. S’en hérite une tradition qui, à mesure, s’installe dans tous les cercles sociaux et familiaux. Sous nos latitudes, l’on boude, l’on passe et, surtout, l’on remplit son parc des perdants malheureux, renommés pour l’instant cochons ! Il faut dire que si les règles sont strictes, le cérémonial ne l’est pas moins. En Martinique, l’influence subtile du hasard est préservée, instituant une défausse : l’on ne s’affronte qu’à trois, et l’art savant du comptage doit composer avec les sept pièces gardées hors du jeu et, évidemment, insondables. Pour qui ne pourrait réaliser de combinaison, las d’une main inadaptée, reste la résonance sourde du poing cogné contre la table : le tour est passé, et la sueur de la défaite peut commencer à perler.
Un spectacle impérissable
Finalement, au coeur de la partie, le jeu de Dominos s’institue une véritable représentation. L’on y bluffe, l’on y négocie aussi, l’on bloque et devient maître des bouts. Le bréviaire est riche, et accompagne les vicissitudes de l’épreuve Dans ce folklore parlé, chaque mouvement est illustré de son commentaire savant. Le 4 placé vaut un « Catherine de Médicis », auquel répond le bougoudouz, ou plus enlevé « manman kochon é douz pitit ay » du double 6. Le concurrent dans l’erreur s’investit « parisien », tandis que celui dans l’impasse se retrouve boudé. Il existe autant de provocations et railleries que de joueurs, mais une constance s’impose : si la victoire est belle, elle vaut parfois moins l’échappée du malheureux que l’on imaginait condamné au parc. Et s’il tue la partie, il en ressort tout de même auréolé du prestige du maître-domino, hors de la tourmente.
Texte : © Corinne Daunar