La Martinique n’est pas inféconde, lorsqu’il s’agît d’édifier dans la pierre l’extravagance des plus grands propriétaires. Curieuse rencontre de l’architecture créole, de l’exubérance et du gigantisme, ces immenses bâtisses portent en elles un courant unique et confidentiel et installent, sur l’île, les joies de la vie de château.
Château de mer
Pour se distinguer en Martinique industrieuse, il ne suffit pas toujours d’investir les plus belles habitations coloniales, ouvertes aux vents et aux essences rares. Au détour du XXe siècle, c’est la masse et le colossal qui permettent de se démarquer. Et comme les domaines viticoles bordelais ont pu ériger ces châteaux en Espagne, petit caprice de vanité de fiers propriétaires, les horizons de canne à sucre martiniquais ont trouvé leurs étendards de luxe. On y expose sa bonne fortune, son goût esthétique et ses extravagances. À Trinité, subsiste les traces du plus célèbre d’entre eux : l’habitation la Caravelle, domaine de la famille Du Buc construit à partir de 1725. Il traverse triomphalement son siècle, solidement ancré sur ses moellons de basalte et de corail, sa contrebande et ses immenses hectares de canne et de tabac, avant de s’abandonner aux fers des Anglais et à la férocité du temps. Ses ruines, désormais sauvegardées, cultivent l’imaginaire et replongent volontiers dans une histoire enrichie et chevaleresque où déjà l’opulence dicte le goût.
Domaines de vert
Deux siècles plus tard, cette épopée de la réussite s’écrit encore dans le bâti. Parmi ces nouveaux tableaux, le château Depaz : c’est le romantique, celui qui révèle une histoire personnelle et vive. Familiale aussi : reconstruite dans les années 1920, ses traits doivent figurer l’habitation Périnelle, demeure jésuite à l’allure fière, siège de l’enfance et des pérégrinations de la dynastie Depaz, dont Victor porte seul le souvenir post-éruption de la Pelée. Là encore, c’est une splendeur, nacrée d’intime, qui doit reparaitre à flanc de montagne, pour symboliser le succès industrieux d’une entreprise d’orgueil.
Le château Aubéry, sur les plaines vallonnées de Ducos à Croix Rival, distille les mêmes idées de luxe et d’exception. Ici aussi, la prospérité de toute une famille doit se lire à travers le bâti. Eugène, Aubéry y insuffle une folie douce et gonfle les traits de son immense maison d’Art Déco novateur. Le béton, devenu le matériau de la modernité et de l’aisance, coule sans discontinuer. Finalement, d’autres rêveurs y tissent leurs songes : l’École normale s’y installe (1956), et les instances agricoles de l’île. Non loin de là, un troisième château, la Favorite, rejoint lui la cohorte de ces bâtisses de début de siècle aux saveurs féodales. L’histoire porte aux nues le rhum Dormoy produit sur ces terres depuis quelques années, alors même qu’il alimente le féroce quotidien poilu de la France en guerre. Flanquée de deux impossibles et immenses tourelles, la demeure, à l’instar de ses pairs de l’époque, dresse dès les années 1920 l’improbable rencontre d’une architecture de masse et de la fameuse douceur de vie créole.
Hôtel des airs
Plus au Nord, sur les terres du Marigot, surgit l’habitation Lagrange, improbable présence aux accents de révolution industrielle et de fer forgé asiatisant. Porteuse d’une longue histoire agricole, le domaine, dans sa structure, ne révèle pourtant que peu de traces d’un passé industrieux. Au pied du corps principal, qui s’érige au détour des années 1910’ sous l’impulsion de Léon Bailly, se hérisse à mesure de temps des tourelles en encorbellement, des courtines, des balcons ouvragés dont l’enroulement rappelle bien vite les manoirs métropolitains. Des poignées d’ans plus loin, devenue hôtel de charme, la bâtisse se referme lentement pour retrouver la quiétude de la nature environnante et du silence. Et si finalement, les châteaux en Espagne n’étaient pas plutôt en Martinique ?
Texte et photos : © Corinne Daunar