Le serviteur muet, c’est le meuble qui porte et s’efface. S’il semble se faire plus rare dans les intérieurs d’aujourd’hui, il aura pourtant fidèlement accompagné les réceptions et les habitudes des tables les plus frivoles de la Martinique du XVIIIe siècle.
Chut… il y a secret ! Il est pensé pour occuper un centre de table, un angle de desserte, une alcôve ou une tablette d’intérieure et porter les mets et petits ustensiles de tables. Présentoir à entremets, à desserts ou petites douceurs des rafraichissements quotidiens, il permet de de libérer le plan de la table et d’ouvrir l’espace, le laissant plus convivial et confortable. Surtout, il vient remplacer, dans ces intérieurs riches, les cohortes de domestiques et maîtres d’hôtels autour du coeur de la salle à manger. L’intérêt, éviter l’indiscrétion d’un personnel trop à l’écoute.
La mode est alors à la révolution de table : les déjeuners deviennent courtois, les passions se construisent dans l’intimité de cabinets discrets, l’élégance et la nouveauté sont à la simplification des moeurs. Dans cette France qui goûte encore à la Monarchie d’ancien régime et qui irradie jusque dans ses colonies d’Amérique, le faste est gentiment boudé, le service minimaliste devient le dernier caprice en vogue, à savourer.
Le chic à l’antillaise
Pas spécialement antillais, il ne s’en n’est pas moins joyeusement installé dans les intérieurs créoles bourgeois, au gré des modes européennes que d’aucun, dans les milieux obligés, ne se surprendrait à rater. Les modèles communs de la Martinique coloniale se parent évidemment d’essences précieuses et fines, dont l’acajou remporte le jeu. Parfaitement intégré aux intérieurs aéré des habitations, ses teintes brunes et coupes classiques d’alors reprennent la tradition du mobilier antillais et prennent une place naturelle sur un guéridon ou une table de bois rare. Le principe du serviteur muet, verticaliser la table, reste évidemment le même ! Des plateaux ou tablettes se superposent traditionnellement autour d’un pied central, en circonférences qui se réduisent. Le mat unique, travaillé, peut se poser sur des griffes ciselées ou un plateau d’assise. Les tablettes peuvent se cercler de frises ajourées, afin de protéger les victuailles et mets délicats de chutes intempestives.
Toujours paré de silence, le serviteur muet, au fil de la mode d’intérieure, facétieuse et cyclique, continue d’observer l’intimité du thé partagé. Ses tablettes, ses pieds, ses formes, ses couleurs s’expriment en forces d’influences et de courants. Il abandonne même la matière bois, pour se découvrir en fer forgé ou en verre. Son mat se décentralise et ses pieds peuvent se multiplier, ses teintes éclates en pastel ou encres criardes, ses plateaux épousent de nouvelles découpes.
Aujourd’hui, peut-être ne subsiste plus que l’utilité primaire et initiale, mais ô combien nécessaire : porter sans se faire voir, servir sans être entendu !
Texte : Corinne Daunar