Dlo, sé la vi… maxime populaire, parole élémentaire, elle façonne les habitus martiniquais comme elle participe logiquement à l’organisation de toute société d’hommes. L’historiographie pourtant, donne à voir une myriade de relations à l’eau, auxquelles n’échappe pas la Martinique : des pratiques spontanées et individuelles à la toute puissante intervention de l’autorité publique planificatrice, retour sur des siècles de conquête hydrique !
L’énergie fondamentale
La Martinique hydrique est un paradoxe : le Nord des altitudes déborde d’une eau abondante, le Sud aride craque régulièrement de son absence. Et dans cette topographie binaire, à chaque emprise humaine correspondent,
localement, des habitudes particulières : dans les plaines de Sainte-Anne ou du Vauclin, l’on creuse des mares, aménage des puits et consolide des citernes ou réservoirs. Plus haut, à flanc de piton, l’on prélève à même les rivières gorgées, l’on dévie et privilégie la circulation. Sur l’île l’eau est partout fondamentale, énergie essentielle et flux vital : dans l’espace rural, elle alimente les cultures. À mesure d’urbanisation, elle gargouille dans des rigoles maçonnées : Saint-Pierre, la Venise Tropicale dressée sous la plume de Virgile Savane, explore en profondeur les bienfaits d’une eau de ville en abondance, hygiéniste et décorative. À Foyal, elle est même le creuset de la sédentarisation : c’est dans ses marécages que la cité s’ébroue lentement, où les conduites et les drains exècrent en continu l’eau viciée des sous-sols de la capitale. Le besoin est aussi industriel et logistique : les habitations, plantations, moulins-broyeurs, usines s’accrochent aux cours d’eau et en dérivent les flux. Les transports s’attèlent pendant longtemps aux canaux, traversés de bacs et de barges.
De la rivière au robinet, 4 siècles de conquête
Dans un usage plus intime de l’eau s’inscrit l’un des défis gigantesques des constructeurs de la Martinique : l’accès à une eau potable et disponible à la demande, dans chaque foyer. L’entreprise est immense, et dévore les ans. Les prémices de la distribution domestique se dessinent notamment à Saint-Pierre au XVIIIe siècle. À mesure, les adductions évoluent : tuyaux en briques puis plomb, conduites en métal ferreux galvanisé, révolutionnaire acier. En attendant, pour une grande partie de la population urbaine et une majorité des ruraux, c’est d’abord la corvée d’eau qui rythme les journées. L’ingéniosité humaine en capte une belle part : dans les habitations, les cases à eaux renferment en maçonnerie d’immenses jarres dans des abris ventilés. Dans toutes les campagnes, l’on construit des citernes et des bassins, pour ne manquer aucune pluie salvatrice. Les récipients, qui évoluent à mesure de technique, se remplissent inlassablement à la mare, à la fontaine ou à la rivière. Terre cuite, fer blanc, aluminium, plastique, les matières suivent les modes et le temps, pourvu qu’elles conservent le précieux liquide. À Fort-de-France, l’habitat spontané déborde toute prétention de planification. En 1931, le Conseil Général lance de grands ouvrages d’aménagement, notamment pour l’assainissement de la capitale, par la construction d’égouts. Les « aqueducs », canaux de captation de l’eau de « bouche», ravitaillent des réservoirs et fontaines publiques, et éclairent les problématiques de sécurisation de l’approvisionnement d’une population croissante. 1946 constitue un tournant majeur, avec une assimilation accélérée et la libération des moyens nationaux aux communes et départements. En 1953, c’est le sud qui enfin accède à l’eau après de dantesques travaux. Des conduites générales alimentent d’abord les prises collectives dans les bourgs, avant de se ramifier, dans les décennies suivantes, vers l’ensemble des campagnes habitées.
L’eau ancrée dans la pierre
Et naturellement, le bâti, en creux, garde la trace de cette folle épopée de l’eau. À Beauregard, c’est le Canal des esclaves, construit sur 7 kilomètres et miraculeusement suspendu à flanc sec de mornes qui raconte sur la longueur de ses circonvolutions l’histoire coloniale de l’énergie hydrique. Dans l’urbain, ce sont les vestiges de rigoles et de conduites que le souvenir de la Saint-Pierre exubérante rappelle au monde son passé d’eau et de thermes. À Fort-de-France, la fontaine Guédon, le réservoir de l’évêché ou les canaux civils sont des clins d’oeil à la fierté faite société, celle de dompter cette ressource essentielle. Pourtant, ce que murmurent aujourd’hui les sécheresses modernes et les approvisionnements parfois chaotiques, c’est la puissance du défi qui reste posé aux bâtisseurs, par-delà quatre siècles d’une conquête effrénée.
Texte et photos : Corinne DAUNAR