Au tournant du XIXe siècle, la petite commune agricole de Rivière-Salée entreprend sa mue et se dédie à la production industrielle de sucre de canne. Et en grands fracas d’acier et de vapeur, au rythme effréné des bielles grondantes et de fumées essoufflées, la révolution mécanique redessine le territoire, où l’usine fait désormais société, entre la terre, le fer et la mer.
Immensité de plaines
Les superficies plantées dans la plaine de Rivière-Salée sont immenses, orientant la vie entière de la région et de ses populations vers le miracle du sucre. Plusieurs centaines d’hectares s’hérissent de canne. Au sortir de la révolution, près de dix-huit sucreries maillent le territoire de leurs exploitations.
Jusqu’au tournant de 1840, la production sucrière continue de suivre le modèle « ancien », inspiré de l’organisation du Père Labat : chaque habitation cultive et transforme sa propre canne. Le bouleversement technique et agricole de la moitié du XIXe siècle réoriente les récoltes vers des usines centrales, plus modernes et calibrées pour absorber de bien plus importants volumes. Transportée par barges ou dans de larges wagonnets, la coupe rejoint la quinzaine d’entités ainsi surgies entre 1868 et 1874 sur tout le territoire, qui aspirent tous les flux de l’île.
Fracas des rails
L’aventure industrieuse de Rivière-Salée s’entame tôt, où dès 1820 s’installe à l’habitation Maupeou, l’un des premiers moulins à vapeur de l’île, qui lui laisse son surnom. Au tournant des années 1870, le territoire se structure notamment autour de deux usines centrales principales, celle de Petit-Bourg et celle de Rivière-Salée, gourmande de la production de toute la pleine. L’enjeu économique est de taille pour les promoteurs, qui doivent s’assurer de pouvoir alimenter leurs énormes broyeurs afin de confirmer le retour sur investissement.
Cette Martinique industrieuse, c’est celle qui souhaite entrer dans la modernité. Et pour lui donner une certaine impulsion, il y a ces fortunes qui se créent et qui rassemblent : c’est le cas du fameux Émile Bougenot, sans doute le plus déterminant et avisé des industriels, qui bâtit sa notoriété sur cette révolution technique. Il fonde dès 1869 sur l’habitation Génipa, à la frontière entre Rivière-Salée et Ducos, la sucrerie de Petit-Bourg, en s’associant notamment au mécanicien Joseph Quennesson et au planteur Octave Hayot.
Cette usine, elle dessine la plaine et fait collectif : aux champs, des cohortes d’ouvriers agricoles ; sur le parvis de l’exploitation, autant de petites mains laborieuses, amarreurs, glaneuses, nettoyeuses qui se nourrissent d’un symbiote avec l’acier. Les manœuvres, peu formés, alimentent la chaine ; Les artisans plus spécialisés, mécaniciens, cheminots, ajusteurs ou cuiseurs ne sont pas moins affairés.
Le personnel encadrant arrive souvent de France métropolitaine : chef-sucrier et contremaitres qui administrent l’ensemble et intègrent la petite société organisée là. Leurs logements de fonction peinent à effacer la réalité incommode des rues Case-Nègre réservées aux ouvriers. Le poids de l’usine est tel que le rythme de la plaine est dicté par ses cycles : les travailleurs les moins qualifiés sont remerciés, sitôt la saison achevée et le sucre exporté. Les commerces adossés eux aussi adoptent les temps de la canne et du cahier de crédit, soldé à la nouvelle campagne.
Rythme des flots
La plaine vit aussi vers la mer : jusqu’à la fin du XIXe, on ne franchit la Rivière-Salée qu’au moyen d’un bac, qui fait la connexion entre le Grand et le Petit-Bourg. Il est confié à un gardien avec droit de péage depuis un arrêté de 1850. En 1892, l’on assemble non loin de l’embarcadère de l’usine un pont d’acier, arrivé en kit depuis la métallurgie bourguignonne de Schneider. Il est installé suffisamment haut pour laisser naviguer au-dessous les gabarres de transbordement du sucre vers les cargos qui stationnent dans la baie et les petits yachts de passagers vers Foyal.
Las, à l’instar des industries qu’il participe à irriguer, le pont Bac se retirera doucement vers l’oubli au cours du XXe, alors même que le lit de rivière est déplacé et que les communications s’élargissent. Les usines, elles, se taisent dans les années 1960, tandis que l’île, en crise, se tourne définitivement vers l’économie de service et la consommation de masse.
Texte et photo : Corinne Daunar