La ratière, astucieuse boite à tradition
Hors de question, à la Martinique ou en Guadeloupe, d’envisager la fête de Pâques sans les appétissantes pâtes de crabes goulument nettoyées au détour du lundi Saint. Et pourtant, dans cette part belle laissée au faitout et à la gastronomie antillaise, difficile de ne pas consacrer un pan de récit à l’objet originel, celui qui rend possible cette fête des papilles : la ratière, ou Zatrap’, astucieuse boite à tradition véritable piège à crabe, il est reproductible et férocement efficace.
Une astucieuse boite à manger
Quelques lattes épaisses, une poignée de clous, une ficelle solide et un bon tour-de-main doivent permettre à tout un chacun de construire sa série de boites à crabe et de remplir son parc pour l’imminence de Pâques.
Pour le reste, tout est question de pratique et de doigté : le piège, que tout connaisseur évitera de peindre en bleu, répulsif assuré, se disposera par-dessus le trou reconnu du crabe à capturer. Un appât savamment sélectionné, piment, canne à sucre fermentée ou tranche de fruit odorante, doit ensuite attirer l’objet du désir. Un crabe de terre, ou touloulou, chassé sur la plage, ou un mantou, qui préfère la moiteur de la mangrove. Le piège, déposé à la nuit tombée, est souvent infaillible : répétée plusieurs dizaines de fois, équipée d’autant de boites que nécessaire, l’opération dure des semaines durant avant la Pâques, sur les créneaux désormais contrôlés de la capture des crabes.
Son fonctionnement est d’une simplicité insolente : un couvercle, la glissante, est maintenu ouvert sous la tension d’un filin relié à l’appât. Lorsque le crabe s’en saisit, la tension est libérée et le couvercle, lesté, se referme cruellement sur le crustacé, pris au piège de son instant gourmand. Dans la course au crabe, les meilleurs matériaux sont utilisés : bois de coque de bateau, plexiglass et autres boites de conserves permettent à chaque chasseur de construit ses pièges signatures.
De la connaissance à la pratique
Bientôt rassemblés par douzaines d’individus, les crabes sont consciencieusement purgés de leurs impuretés, nourris de fruits, légumes et feuilles de fruits à pain. Attention cependant, la règle est stricte : seuls les individus de plus de 7 cm seront prélevés et offerts aux palais connaisseurs. C’est que cette boite emblématique recouvre un pan riche de la tradition et de l’histoire locale. Elle ramène bien sûr à l’histoire ancienne de la consommation du crabe, dans une Martinique coloniale où la Carême réservait aux esclaves récemment convertis au Catholicisme la viande maigre de ces décapodes.
La chasse, c’est aussi une bonne connaissance de son environnement : les excréments frais autour du trou confirmeront au limier la présence de la bête au fond de son trou. Les moustiques révèleront un tunnel humide, autre marqueur de présence. Le chargement et le contrôle du piège est aussi affaire de coup de main : la languette de métal maintien la prise, les pièges sont relevés toutes les heures et la traque dure jusque dans la nuit, sans jamais ne laisser échapper aucun individu.
Une histoire emboitée
Aujourd’hui la pratique, si elle reste répandue, devient presque militante : elle est la défense des usages, la mémoire d’une histoire de survie, de cuisine, de spécificité antillaise. Il faut dire que sa consommation est multiséculaire, ramène même au passé précolonial de l’île, où déjà Arawak et Caraïbe s’en délectaient, dans une sauce de piment et manioc. Peu gouté par les colons, le crabe, comme évoqué, a rejoint les couis esclaves, consommés en abondance à la fin du Carême pour en épuiser les stocks. A la sortie de l’esclavage, les festivités honorent plus volontiers le coq et le cabri du dimanche de Pâques : il faudra, des poignées d’années plus loin, l’effort collectif d’une valorisation du patrimoine et de l’histoire de l’île pour voir s’ancrer dans les pratiques la mémoire oubliée du crabe : désormais, on le célèbre le lundi Saint, bien volontiers en famille et sur les plages !
Texte et photos : Corinne Daunar