La monnaie fait société, et érige les bases des relations humaines au sein d’un groupe structuré et hiérarchisé. Aboutissant le troc, elle pose de nouvelles fonctions sociales et modifie profondément les structures communautaires.
En Martinique, elle a joué un rôle de premier ordre, de l’érection de la société coloniale jusqu’à l’avènement de la structure sociale actuelle de l’île : la monnaie, cette petite bête parfois sonnante, parfois trébuchante, qui s’est installée au cœur des bourses ne cesse plus, depuis lors, de surprendre et d’étonner.
Le don amérindien
Bien avant elle, précédent tout autant l’arrivée des premiers colons, les échanges entre populations amérindiennes prenaient des formes et significations tout à fait diverses : le troc, don et contre-don chez les améridiens, fondent un réseau de relation et établissent en communauté les Kalinas insulaire et les Galibis du continent.
A partir de la moitié du XVIIe siècle, l’arrivée des européens ajoute un groupe aux échanges et modifie profondément la structure économique et sociale de ces interactions, fondant l’apparition d’un troc monétarisé : Ici, la monnaie se constitue de bric et de broc, fondue à la fois dans l’utilitarisme et les prémices d’une quantification, sur la base de grilles de valeurs.
L’économie coloniale
Les premières monnaies coloniales son introduites avec le début de l’exploitation agricole de la Martinique et la traite négrière. Difficulté première pour l’île, disposer d’un numéraire métallique suffisant pour assurer le fonctionnement de son économie. Sous, sols, deniers ou gourdes, tous types de monnaies s’échangent alors, de Saint-Domingue à la Martinique ou la Métropole : en argent, or ou parfois bronze, ces pièces formalisent le commerce régional et local, et la multiplicité des monnaies tente de compenser leur insuffisance.
Autre stratégie mise en place pour monnaies de nécessité, dans les premiers temps d’une émission monétaire balbutiante, ont largement contribué à l’organisation économique de l’île : les Caïdons investissent les magasins généraux des usines sucrières, tandis que les marrons gonflent les poches des charbonnières et autre porteurs de bananes. Autre marqueur, autre héritage, on thésaurise volontiers en investissant dans les bijoux, grains d’or et colliers chou, dont l’or massif semble rassurer et stabiliser.
Entre modernité et tradition, le temps de l’adaptation
La première Banque de l’île, qui deviendra la Banque des Antilles Françaises, s’installe près de deux siècles plus tard, avec la loi d’indemnisation des colons.
Dans cette période de forte évolution de la structure économique de l’île, c’est le numéraire normalisé qui tente de s’imposer.
A partir de 1959, c’est la chatoyante émission de l’IEDOM (institut d’émission des DOM) qui investit les échanges et colore plus encore le quotidien de la Martinique. Frappés jusqu’en 1975, date à laquelle le Franc métropolitain s’impose sur l’île, ces billets martiniquais parfois imprimés sur l’île, à l’instar des détonants billets Bezaudins, prennent aussi des types américains ou anglais, représentant régulièrement les scènes industrielles ou quotidiennes de la vie des martiniquais.
Ce qui marque surtout l’histoire monétaire de la Martinique, c’est l’ingéniosité avec laquelle toute une population a pu se jouer de codes économiques libéraux et européens pour les adapter à un contexte insulaire très particulier. Les carnets, les paiements différés quant à eux restent les marqueurs puissants d’une société parcourue de solidarité et tressée dans la confiance.
Renouvelés dans leur forme, ils se préservent dans leur inspiration, celle d’un groupe social historiquement lié. L’entraide ne faiblit pas, et les héritages du Koudmin, des sociétés de secours mutuels ou même du sussu, cette cagnotte au bénéficiaire tournant continuent de tirer la bourre à une économie de consommation qui se mondialise et perd en particularismes.
Texte & Photos : Corinne Daunar