Le rapport aux ainés sur l’île ne peut s’entendre qu’à l’aune de la construction sociale de la famille martiniquaise. Enjeu de pratiques et d’habitus, la prise en charge de la vieillesse s’inscrit pourtant aussi dans le dur, où le bâti retrace par étape l’histoire longue de cette relation au grand âge.
Un modèle familial en mouvement
Au fil de son histoire, l’organisation de la famille aux Antilles été profondément régie par les marqueurs de la société d’habitation, puis par les règles de la colonie. C’est la force des siècles qui construit à mesure l’unité du foyer, mouvante, par impératif de subsistance, pour l’éducation des orphelins ou simplement par communauté de destin. Les cellules s’agrègent et se composent en larges groupes transgénérationnels. Ce modèle social dessine longtemps les ménages martiniquais, où parents reçoivent, en fin de vie, les soins des enfants de la fratrie. Cependant, des phénomènes massifs de « décohabitation », dans le courant du second XXe siècle, reposent l’enjeu de la vieillesse. L’exode vers Foyal des années 1950 entame les familles rurales ; l’expatriation sans retour, parfois motivée collectivement, comme dans le programme du Bureau de Migrations des DOM, aspire les jeunes générations hors l’île. Des séniors nombreux affrontent désormais des réalités plus autonomes, où leur dépendance croissante va glisser progressivement du giron intime à la société.
Un enjeu social collectif
Les Oeuvres, la charité et l’Église ont régulièrement pris en charge la vieillesse. À Saint-Pierre notamment, dans le quartier du mouillage, c’est sur la propriété d’une famille ancienne, les Duchamp de Chastaigné, que l’asile Bethléem, ses pavillons et ses vieillards s’installent en 1866. Si en 1902, l’ensemble disparait dans la morsure de la Pelée, il laisse à la postérité les ruines de cet empire de bienveillance, marqueur d’une conscience naissante de l’accompagnement communautaire des aïeuls.
Adressée dans la sphère publique, la prise en charge de ces populations est une préoccupation pendant la départementalisation de 1946. Le nouveau territoire peut par ailleurs s’appuyer sur les quelques hospices et asiles dressés par le pouvoir colonial. Dans ce milieu de siècle, le bâti privé se saisit aussi, où des espaces d’accueil collectif semblent fleurir à partir des années 1960’, autour des premiers modèles « modernes » de maisons de retraite.
La vieillesse dans le bâti
Et parmi les plus anciens et populaires emblèmes de l’île, le fameux asile pour vieillards de Bellevue. Son histoire reflète, en un sens, celui du rapport évolutif au grand âge : en 1924, il s’installe sur un vaste terrain, en périphérie de Foyal. L’Assistance Publique y recueille dans quatre bâtiments de plain-pied les plus indigents et les ainés esseulés, que l’hospice classique ne pouvait traiter décemment. L’asile s’inscrit dans les vicissitudes de la politique sociale de l’île : départementalisé en 1946, il compte en 1953 plus de 13 pavillons , pour quelque 200 pensionnaires. En 1974 un tout nouvel immeuble à étages est reconstruit sur ces ailes délabrées, pour fonder le désormais centre Emma Ventura. Près de 40 ans plus loin, c’est la même problématique qui se repose : un bâti obsolescent, et des résidents toujours plus nombreux ! En parallèle de ce pivot de la dépendance lourde, l’offre privée se développe, à la carte des besoins. Complexes autonomies, établissements spécialisés, accueil de jour… dans une large palette de services dédiés et, au mieux, démocratiques. . Dernière innovation, l’EPHAD à domicile, qui révolutionne dans le dur le rapport à la médicalisation de la vieillesse : désormais, les maisons se définissent comme autant d’unités fondamentales où l’intérieur s’adapte aux enjeux des ainés. Ou comment le cycle se complète, ramenant les aïeuls au coeur du bâti familial !
Texte : Corinne DAUNAR ; Photos : Fondation clément collection L .Hayot