Il est de ces quartiers dont l’histoire, inlassablement effacée et réécrite, façonne férocement l’identité et bouscule la norme urbaine. Elle y bout et se métamorphose, au gré des reculs et des interstices qu’elle s’autorise à saisir.
Texaco, c’est pour Fort-de-France l’archétype même de cette chimère de civilisation, qui a survécu, des décennies, accrochée à l’Enville salvatrice.
Une histoire urbaine
L’histoire du quartier Texaco, c’est avant celle de tout un peuple qui, porté de la ruralité frugale à l’urbanité féroce, a coulé son sang dans les brisures des mornes ceinturant le centre de Fort-de-France. De ces installations d’hommes, l’on distingue plusieurs moments. Aux prémices, c’est déjà l’exode rural qui gonfle les âmes de la ville, dans une série de quartiers populaires montés tout autour du centre grouillant de Foyal. Mais s’ils concentrent les classes populaires, de celles que l’on ne veut pas valoriser, ces lieux relèvent déjà d’une organisation sociale : la misère n’est pas totale et la vie se déploie autour des artisans et des services. Autre génération, autre temps, les décennies d’après-guerre voient l’érection d’ensembles chaotiques et indescriptibles, loin de l’organisation urbaine, de l’intérêt municipal et des dessertes minimales : déjà bidonvilles, ces constructions de bric et de broc, sont ignorées de la voirie et des réseaux. Texaco est de ces friches indésirables, les dernières terres disponibles d’un monstre urbain dévorant et déjà disputées par la mer.
Du néant à l’instable
Parfaitement chantée par l’oiseau de Cham, stupéfiant Goncourt de l’année 1992, l’histoire de Texaco permet de lire celle de Fort-de-France dans sa multiplicité. Enclavé sur l’ancien dépôt de pétrole de Texaco, l’épopée commence à l’ombre des réservoirs immenses de gazoline. Au pied de Bellevue, aujourd’hui cerné par le lacet qui en descend vers le centre, le quartier est à l’assaut permanent de la falaise pour se protéger de l’écume. Les cases, aux allures premières de chaos urbain, ancrent leurs racines sur cette terre impropre et résistent à tout va à la fureur des éléments et du pouvoir, pour toujours repousser comme un chiendent improbable sur ces mêmes traces. Chamoiseau le conte, la vie n’est alors qu’une lutte quotidienne contre le bois mordant des CRS expulseurs, dans un cycle sans fin : l’on casse, l’on brûle, l’on répare. Mais plus encore, c’est déjà la réinvention d’un art de vivre, d’habiter, créole et novateur, vestige de la solidarité des mornes. Sous sa plume, cette mangrove urbaine, lieu d’effervescence et de renouvellement urbain devient culturelle pour s’imposer au reste de la ville comme quartier à part entière.
Reconnaissance ou écrasement
On construit à partir des années 1950 avec l’autorisation express d’Aimé Césaire dans ce quartier encore accessible que par les chimin an ba ti bwa baume. Des ans plus tard, la pénétrante ouest vient découvrir toute une humanité organisée là, dans sa lutte comme dans sa vie. Au fil des années le quartier se creuse et s’affirme : la municipalité prend en main le sort de Texaco. La durcification des habitations devient la norme et marque l’enracinement du lieu.
Pourtant si Texaco l’insoumise s’est adoucie, elle se mérite toujours. Son dernier combat, il se déroule désormais aujourd’hui : la falaise boisée qui portait à flanc des centaines âmes et autant d’iguane menace de les emporter dans sa chute. Dernier acte d’une vie de survie, les magistraux travaux de confortement de la roche menaçante permettra, au terme, d’écarter le danger sourd d’un effondrement et surtout, sous l’impulsion de l’agence des 50 Pas Géométriques, aux habitants d’accéder à la propriété de ces terres méritées, comme un ultime pied de nez à l’histoire.
Texte & Photos : Corinne Daunar