Génie des concepteurs ou petits ouvrages bricolés, les ponts de la Martinique n’ont pas toujours résisté à la fureur de l’île : ils enjambent pourtant l’histoire comme ils franchissent creux et rivières. Et si l’uniformisation des axes estompe aujourd’hui ces bras d’eau innombrables que les ouvrages d’art nous donnent à traverser, il reste au Kaléidoscope un infini à explorer.
Ils ne sont pas si nombreux aux prémices de la colonie
Pour retracer la création de ces grands ouvrages, il faut d’abord revenir à l’histoire des voies elles-mêmes, tracées à travers île pour déjà figurer le maillage d’aujourd’hui. Les routes de la jeune colonie doivent traverser un relief extrêmement déchiqueté. Le XVIIe siècle, marqué par l’apprentissage d’une nature sauvage et inhospitalière, porte les premiers efforts d’occupation du territoire. Les franchissements se font essentiellement à gué : le rythme des passages et des habitants devient celui des eaux. Longtemps, les ponts sont à l’image des routes : crevés, abimés et peu nombreux. Les premières constructions sont précaires, en bois ou petit empierrement et succombent facilement aux crues gourmandes. Dans le fil du XVIIIe siècle, on reconstruit, au désespoir, après le passage du sinistre climatique, en attendant, las, une nouvelle calamité. L’histoire retient moins l’ingénierie des ponts construits que le nombre de leurs destructions : A Saint-Pierre, au Carbet, à Rivière- Salée… Il faut dire que les éléments se déchainent volontiers : le vent arrache les balustrades, les crues grignotent les tabliers, les glissements entrainent les maçonneries.
Le temps des enjambements !
Le cout d’entretien du réseau est excessivement coûteux, pour des résultats peu probants. Jusqu’au XIXe, les moyens techniques évoluent peu, les ponts restent rares et peu pérennes. La faiblesse des moyens humains et techniques, publics comme privés, offre un spectacle peu réjouissant du réseau de communication de l’île. Mais à la veille du XXe, les principales voies sont tracées. C’est l’avènement de l’automobile qui rend nécessaire l’empierrement des routes et la sécurisation des passages de rivière. De nouveaux procédés permettent d’assurer la pérennité des ouvrages. Les aqueducs et ponts à arche fleurissent, lourds de pierres et de béton, de tabliers ou de suspentes tressées d’acier. A mesure, les courbes s’estompent, les creux disparaissent, et le domptage change de flanc : le franchissement est désormais permis par des ouvrages d’art qui se multiplient. Partout sur l’île, les gorges se dominent et les eaux s’éloignent.
Les ponts illustres
Peu de communes ne peuvent aujourd’hui se targuer d’un pont, d’un aqueduc, d’un passage complexe que le génie civil n’aura su conquérir. A Grand-Rivière, il parait que l’on se jetait du double-pont presque suspendu, en défi élastique du grand frisson. A Sainte-Luce, la baie se recroqueville derrière le viaduc le plus long de l’île, qui enjambe mer et mangrove vers le sud tout proche. Certains, malgré le poids du temps, parviennent encore à témoigner d’un temps d’exception. Le pont des Sénateurs, qui enjambe la Roxelane à Saint-Pierre, aura vécu au rythme de la capitale défunte. Il résiste, depuis 1765, il résiste aux crues de la rivière et s’offre même le luxe de persister dans la cendre étouffante de l’éruption péléenne. Plus loin dans le temps, les plus récents ouvrages rivalisent de technicité et de contraintes : celui du Prêcheur hausse le ventre pour éviter les lahars furieux de la montagne éructante. Partout sur la N1, dès Ducos et jusqu’aux trémolos de la Plaine de Dillon, les entrelacs de passerelles suspendues du fameux Transport en Commun en Site Propre donnent aux Ponts et Chaussées d’incroyables nouveaux défis.
Dans cette confusion de voies d’accès, de passerelles, de viaducs, de ponts, de piliers gonflés, le flux se rationnalise toujours plus, là où le voyage n’est déjà plus la fin, mais le moyen pragmatique.
Texte : Corinne DAUNAR – Photos : © Collection L. Hayot – Fondation Clément – C.D