Elle est un mouvement intègre et humble, quoique débordant de pratiques et de valeurs fondatrices. La nation Rastafari, que plusieurs associations animent en Martinique, fait battre, au coeur de l’île, des principes profonds de rapport au vivant et nourrit un projet-monde puissant : le retour des frères et soeurs d’Afrique en terres originelles.
Un mouvement culturel, spirituel et social Il est une notion fondamentale du mouvement Rastafari : il s’agit d’abord de la structuration d’une Nation par laquelle les territoires, les cultures propres et les langues sont transcendés dans la reconnaissance commune du retour d’un messie noir. La tradition ramène la fondation de la nation au couronnement du Ras (la tête) Tafari Makonnen à Addis-Abeba, en Ethiopie, le 2 novembre 1930, devenu l’empereur Hailé Selassié Ier. Depuis la Jamaïque, c’est un mouvement global qui essaime, notamment sous la prophétie de Marcus Garvey qui avait donné au mouvement sa profondeur et ses espoirs initiaux : l’avènement d’un roi noir dans ces terres lointaines d’Afrique. S’y diffusent spiritualité profonde, nouvelle lecture biblique et défense d’une cause panafricaine. En Martinique, la culture émerge plus tard, dans les années 1970, alors que les échanges maritimes avec les pêcheurs des îles voisines apportent aux futurs sympathisants la parole de Garvey. Le changement de paradigme marginalise ces nouveaux citoyens Rastafari, qui vivent et se développent naturellement dans de petits villages au coeur de la montagne. La foi se structure cependant, et les associations fondées (l’on pense à la représentation locale Bobo Shanti, l’Ethiopian World Federation, ich Gwana Kungu…) rassemblent, à travers l’île, une centaine de pratiquants unis dans la croyance de la venue messianique de l’empereur Hailé Selassié et de sa majesté impériale Itegue Menen d’Ethiopie. Une nation dans le monde, mais hors système
Dans les premiers temps de la constitution de la nation Rastafari sur l’île, les sympathisants se construisent un environnement propice à l’exercice spirituel des grands principes du mouvement : agriculteurs, artisans, ils tressent le coco ou travaillent la calebasse, conçoivent leurs propres vêtements, s’appuient sur une production de subsistance et d’échanges, dans une approche volontairement et éminemment moderne de vie sobre et ascétique. L’aboutissement se retrouve dans l’autosuffisance, alimentaire et matérielle, en dehors d’un système aux fonctionnements oppressifs. Dans le temps de la transition, pour les Rastafari installés dans la montagne ou même encore dans les « ghettos », des lieux de rassemblement se construisent, deviennent le coeur de la solidarité communautaire. Dans le secret des forêts tropicales, au coeur de solidarité communautaire, au quartier de Dillon, à Fond Saint-Denis… se développent les principes de la fraternité éthiopienne. La coexistence avec la société martiniquaise n’est pas sans frictions : l’incompréhension règne régulièrement, l’imaginaire populaire fournit le terreau d’une déconsidération culturelle de la nation Rastafari, sinon d’une ostracisation de ses membres.
Il faut attendre une structuration nouvelle du mouvement, à l’échelle mondiale, pour asseoir une nouvelle légitimité publique de ses composantes locales : reconnaissance internationale (influence de l’Ethiopan World Federation), églises et chapelles mondiales (Ethiopia Africa Black International Congress), conférence universitaire organisée en Martinique… le mouvement se renforce dans le champ intellectuel, notamment martiniquais. L’épaisseur politique vient également des engagements, publications, manifestations : marche, tous les 25 mai, pour la libération africaine, Bimensuel « l’Afrique aux Africains », « marché rasta », Marley’s Marathon… comme autant d’actions qui permettent la défense d’une spiritualité et d’un mode de vie alternatif.
Le projet du retour en terres d’Afrique
C’est aussi, au-delà du préjugé et de la méconnaissance, la défense d’un « mode de vie » qui est d’abord celui d’une conception intime du monde : le végétarianisme se mêle, dans une prise de conscience identitaire, aux préférences vestimentaires, aux approches esthétiques. Notamment, le régime alimentaire Ital devient fondamental, où c’est l’énergie brute de la terre et l’harmonie avec les éléments qui prévalent. La musique diffuse aussi, avec la défense des tambours Nyahbinghi, essentiels au cérémonial Rastafari. Et puis, c’est enfin le projet fondamental, au terme, de retour en terres d’Afrique, Zion, le creuset originel, de l’ensemble des Rastafari.
Une dizaine d’organisations et groupes d’expression rassemble aujourd’hui les Rastafari de Martinique. Ils s‘investissent dans tous les champs de la société, du secteur bancaire à l’éducation et participent de cet apaisement des rapports et des représentations, avec, comme principe fondateur, la liberté, la rédemption et la paix.
Texte et photos : © Corinne Daunar